LES MECANICIENS ET ACCROCHEURS DE TRAINS DE LAITIER
Quand le jet de scories a empli les wagons réservoirs, une petite locomotive entre dans le hall. De jeunes accrocheurs - il en est qui ont seize ans - se glissent entre les wagons au risque d'être brûlés par les étincelles, les << crachats >> du laitier, et fixent la locomotive à la rame. Et le train s'en va à petite allure, avec son chargement de feu liquide, vers le crassier qui est le champ d'épandage pour cette écume de haut-fourneau.
Moyennant 12 heures de travail , le mécanicien reçoit de 4,5 F à 5 F . Les accrocheurs 3,75 F à 4 F.
Nous montâmes, une nuit , près du mécanicien, sur l'étroite plate-forme de la locomotive. Nous partîmes, remorquant trois wagons, mais dès la sortie de l'usine, on nous aiguilla sur une autre voie et nous fîmes machine arrière, de telle sorte qu'au lieu de tirer les cuves, nous les poussions devant nous.
La lave ardente était agitée de soubresauts, un bouillonnement ininterrompu en chassait des étincelles et de la fumée. C'était un étrange spectacle. A chacun des cahots, à chaque éclisse des rails, les cuves sursautaient, des mèches de feu se dressaient, puis se rabattaient dans notre direction; toute la nappe du lourd liquide se creusait, se penchait vers nous comme pour nous engloutir. Nous étions cinq, serrés derrière la vitre protectrice, le mécanicien et ses aides, quatre italiens de dix-huit ans, au sourire doux et triste, qui de leur voix musicale, nous disaient leur vie: travailler, puis dormir. L'été et l'hiver coulent pareils. Jamais une distraction, jamais une heure pour lire. Vie sans espoir, sans issue: beaucoup travailler, dormir pour pouvoir recommencer à travailler, ainsi jusqu'à la mort...
Le lac de feu que nous refoulions devant nous à la façon d'une écluse, la machine, gravirent la crête d'un talus et la locomotive ne cessa plus de siffler. Nous stoppâmes. Les accrocheurs au visage noirci de ramoneurs mirent lentement pied à terre et firent basculer les réservoirs sur le flanc du talus.
La nuit était très obscure. A droite, l'armée compacte des sapins dévalait des hauteurs. Nous entendions gronder les machines à souffler de l'usine. Des rumeurs au loin, rumeurs d'usine, traversait le silence. A nos pieds la vallée s'ouvrait, remplie d'ombre. Et dans le plus pur ciel d'hiver, très haut, des miliers d'étoiles palpitaient. Les scories que les cuves, encore renversées sur leurs wagons et flamboyantes, pareiles à des monstres accroupis, à de fabuleux dragons, venaient de lancer, coulaient lentement en lignes parallèles au flanc du remblai, se tordaient, se ramassaient contre un obstacle, le franchissaient en se détendant, tels de gros serpents capturant une proie. Leur éclat s'effaça, passa au rouge cerise, s'éteignit. Tout fut noir. Mais les serpents n'étaient pas éteints; un caillou lancé s'enfonçait dans leurs écailles et montrait le feu rose à l'intérieur.
Alors, le mécanicien et ses aides nous dirent avec grande simplicité, pourquoi la locomotive siffle si fort et si longtemps quand elle gravit le talus.
Les nuits d'hiver, tous les chemineaux, tous les rôdeurs, tous les sans asiles, tous les couche-dehors viennent se réchauffer aux crassiers. Il en est qui font des détours de cinq kilomètres pour s'étendre et dormir sur le sol brûlant.
La locomotive siffle pour les éveiller et les chasser du chemin de la lave. Car on ne peut toujours vider les crasses au même endroit: il faut les répartir le long du crassier. Et il arrive que des dormeurs dorment si bien, au chaud - les vapeurs phosphoreuses que dégage le laitier sont de merveilleux soporifiques - que le sifflet de la locomotive et le roulement des wagons ne les réveillent pas.
Alors, on vide sur eux les citernes.
Pas un cri, pas une plainte. Le lendemain au petit jour, on trouve un moignon calciné, une chaussure qui dépasse des scories, quelques ossements, parfois, un petit paquet de voyageur. C'est tout. Il en est ainsi chaque hiver.
Le mécanicien se tut, les accrocheurs relevèrent les citernes, remontèrent dans la locomotive et le train roula vers l'usine où la coulée flambait.
Les frères Bonneff ne font pas état d'un grave danger qui menaçait les accrocheurs qui étaient chargés de vider les poches de laitier. Si par suite d'un événement quelconque le convoi avait été retardé, une croûte solide commençait à se former au dessus du laitier. Quand l'accrocheur manoeuvrait le volant pour incliner la poche, le laitier au lieu de couler régulièrement était bloqué par cette croûte. A un moment celle-ci cédait sous le poids du liquide sous-jacent, et le contenu de la poche tombait d'un seul coup. D'énormes éclaboussures de laitier en fusion étaient alors projetées dans toutes les directions. Si l'accrocheur n'avait pas anticipé, il était atteint et prenait feu.
Deux trains de poches de laitier sur le crassier